Publié le 5 décembre 2023
Jean-Eric, Directeur d’une de nos maisons médicalisées, s’entend répondre par une soignante : « ah non, on ne parle pas de cœur ici ».
Où peut-on alors en parler ; n’aurait-il désormais sa place que dans les espaces privatifs à l’instar de ce qui se vit, ou pour le moins se profile, sur le plan religieux.
Le propos de ce dirigeant traduit son étonnement, puis un émerveillement pour relever : « quand je vois agir mes équipes soignantes, il y a tellement de cœur et d’humanité dans leurs actes » ; aussi, ajoute-t-il, il doit y avoir un malentendu.
Donne à ton serviteur, dit Salomon, un cœur intelligent, un cœur qui écoute.
Le malaise des soignants, largement partagé, exprime un manque de reconnaissance, qui n’est peut-être pas indifférent à la cause du malentendu. Auraient-ils peur que la dimension du cœur qui introduit une approche vocationnelle altère le professionnalisme qui est le leur et que, fort légitiment, ils demandent qu’il soit mieux reconnu.
Que d’ambiguïtés !
Une vocation est un appel intérieur qui lève et soulève des raisons de s’engager. On ne s’est pas préparé et engagé à soigner sans une attention à la fragilité pour la choisir et décider de ne pas la fuir.
Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas ou qu’elle ne veut ou ne peut pas reconnaître.
Il me vient en mémoire le célèbre poème de Rainer Maria Rilke sur les choses : « Je crains tellement la parole des hommes ; ils énoncent tout avec une telle clarté … J’ai peur de leur esprit… Ils savent tout ce qui sera et a été. Je répéterai toujours cette mise en garde et cette défense, restez à distance. Les choses qui chantent, je les entends de si bon cœur. Mais que vous les effleuriez, les voici immobiles et muettes. Toutes les choses, vous les tuez ».
Donne-moi un cœur qui écoute et comprend.
Dans cet ici, on ne parle pas de cœur ! Crainte, sans doute, que le cœur soit circonscrit, j’ose dire enfermé dans une idéologie que précisément il met à distance. Le cœur nous désarme de tous ces savoirs qui se répètent à l’envi pour se protéger, ou tenter de convaincre en laissant bien des vaincus.
Or, quand le cœur trouve pleinement sa place, naît l’émergence d’un inouï dont la résonnance nous fait quitter les choses qui les tuent pour reprendre les mots de Rilke.
Il faut avoir été hospitalisé, notamment en urgence, pour comprendre ce que vit celui placé dans un lit d’hôpital. Soudain la finitude prend une telle place qu’elle n’est pas sans causer des tremblements intérieurs : comment vais-je m’en sortir. Les gestes du soignant, posés avec cœur, un cœur qui entend et qui comprend, trouvent alors une résonnance qui n’est pas sans offrir au patient un apaisement.
A dessein, je retiens ce mot « offrir » ; il relève du vocabulaire de l’amour, étranger à tout discours.
Bach a titré certaines de ses œuvres, « veux-tu m’offrir ton cœur » et c’est seulement lorsqu’il concevra son œuvre majeure, la Passion selon Saint-Matthieu, qu’il aura ces mots : « je veux t’offrir mon cœur ».
Entre ces deux phrases, que s’est-il passé : l’une exprime une recherche et l’autre une joie indicible.
Donne-moi un cœur qui écoute. Il faut sûrement du temps pour être habité par une harmonie intérieure pour entrevoir que ce désir de servir, ici, celui de soigner, relevait bien du cœur. Rien alors ne paraît, tout transparaît. Les mots ne font plus peur puisqu’ils s’effacent pour nous conduire vers ce silence paradoxal où tout rayonne : j’existe, pour avoir fait exister et le cœur en fut et en demeure la source.
Bernard Devert
Décembre 2023